É P I L O G U E
L'être
humain possède une extraordinaire faculté : il est capable de
mémoriser, de se souvenir. Mais il ne se souvient pas seulement de
la photographie ayant fait la une du journal de la veille ou de la
chanson entendue à la radio quelques heures plus tôt, non. Notre
organisme, dans son inimitable perfection, sait également mémoriser
une odeur, un goût.
La
lampée de nectar d'abricot sereinement sirotée sur la terrasse d'un
de ces hôtels de la côte d'Opale suffit à me faire bondir dix-huit
mois en arrière. Tétanisée, je me tourne vers mon Nikro qui me
répond par un regard compréhensif, compréhension avec laquelle il
a appris à vivre et qu'il avait sans nul doute anticipée. Perdue
dans la sylve sauvage de ses yeux, je réfléchis.
Je
suis tout bonnement incapable de comprendre ce que mes proches ont
subi en contemplant quotidiennement mon corps inerte, vidé de tout
esprit. C'est tout comme s'ils se recueillaient face à ma dépouille
impudiquement exhibée sous leurs yeux. Durant ces quinze jours
léthargiques, ma chair et mes os ont entraîné le contenu de mon
crâne, sans scrupule aucun, dans une valse furieuse à destination
de l'enfer. Le violent atterrissage, celui qui m'a précisément fait
toucher le fond, suffit à me réveiller le 29 novembre. Je croise
alors mes proches, tous prêts à remonter. Quand le cauchemar a
commencé pour moi, ils s'éveillaient du leur. Ce décalage tenace
et persistant n'était d'ailleurs pas des plus faciles à vivre.
« Il
faut que tu sois forte, encore ! » me répétait ma mère.
Toujours
installés sur cette même terrasse, mon Nikro et moi discutons de
l'horrible expérience que nous avons tous traversée, d'un côté du
miroir certes opposé. Son chaleureux sourire m'invite à me lever,
et lui de régler l'addition. Bras dessus bras dessous, nous
arpentons ce bord de mer, celui qui m'a vue renaître, les vagues
léchant nos pieds terrés dans le sable humide.
Ce
n'est donc qu'après dix-huit mois de silence, dix-huit longs mois de
refoulement cuisant que la question se pose. Un viscéral
besoin d'exorcisation s'est emparé de ma personne. Il était grand
temps pour moi d'entamer cette thérapie salvatrice. En jetant l'encre sur le papier, je crève l'abcès. Enfin, je brise l'épaisse couche de glace qui m’emprisonnait jusqu'alors dans les
eaux glacées de ces sinistres et odieux souvenirs. Avec
le recul, je suis fière de clamer haut et fort que cet abominable
incident m'a beaucoup enseigné. J'ai appris l'optimisme, le
relativisme. J'ai appris la patience, la retenue, le véritable sens
de mots tels que chagrin et misère pour ensuite
comprendre les sens, l'essence de mots tels que chance et
bonheur. J'ai laissé le goût de l'inutile me quitter pour finalement apprendre à vivre, à ne me soucier
que du vital, de l'essentiel. J'ai
appris la complexité de l'élément démesuré de sens qu'est le
temps. J'ai appris que l'on ne pouvait ni le saisir ni le suspendre,
mais que l'on peut l'apprivoiser, le dompter, l'entendre passer... et l'écouter.
Je
laisse alors la brise caresser nos visages et me conduire à cette authentique conclusion.
Dix-huit
mois plus tard, la vie me rend bien mes sourires. Jeune maman
diplômée, mon cœur s'est vu pousser des ailes. Je suis une
battante, je suis tenace. J'ai gagné, j'en suis consciente. J'ai amadoué la joie,
je respire le bonheur. Entièrement reconstruite, la créature épanouie que je suis devenue ne demande qu'à vivre ; toujours plus beau, toujours plus haut, toujours plus grand, toujours plus vrai.
Je suis le phénix qui renaît de ses larmes.
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